L'Élonisation de l'industrie, ou la méthode Elon.

 

Ce texte est la transcription partielle de l’épisode 14 du podcast TRENDSPOTTING enregistré avec Michael Valentin l’auteur de La Méthode Elon.

 
 

Michael Valentin est directeur associé d'un cabinet de conseil spécialisé dans le secteur industriel depuis 2012. Il dirige également un Startup Studio qui invente des solutions pour l'industrie. Après avoir travaillé chez PSA pendant trois ans et en tant que consultant chez McKinsey pendant cinq ans, il publiera en mars prochain un livre intitulé "La méthode Elon". Je me suis alors demandé si ce titre faisait référence à Elon Musk et ses efforts visant à réindustrialiser la France, un sujet plus que d'actualité.

 

Michel Levy Provencal : Dans votre prochain livre qui sort au mois de mars vous parlez de la méthode Elon : quelle est exactement cette méthode?

 

Michael Valentin : Bien, il s'agit d'aider les dirigeants et fondateurs de startups industrielles qui sont de plus en plus nombreux à trouver la bonne méthode pour hybrider les leviers venant du monde de l'informatique avec ceux de l'industrie classique. Aujourd'hui, mon quotidien consiste à accompagner des PME, des grands groupes industriels. Donc je passe le plus clair de mon temps dans les usines, que ce soit dans des grandes villes ou bien dans des petites communautés rurales en France ou en Europe. Et le constat est que le monde bouge énormément : on l’a vu pendant la pandémie Covid-19 et on a compris à quel point l’industrie était importante face aux autres défis tels que la crise climatique et géopolitique liée au protectionnisme ou encore une crise démographique dont un certain nombre d’enjeux se retrouvent au cœur de l’industrie. Selon moi, l’informatique est un grand levier permettant non seulement de passer ce cap difficile mais aussi faire en sorte que la France et l’Europe deviennent un phare pour l’industrie mondiale durant le XXIᵉ siècle.

 

Michel Levy Provencal : Donc, voilà le contexte. Vous avez dessiné le paysage. Mais quel est le rôle d’Elon Musk dans cette histoire ?

 

Michael Valentin : Alors pour moi, Elon Musk a réussi à créer un modèle qui succède au modèle qui a inspiré l'industrie pendant tout le 20e siècle : celui du toyotisme, qui a permis des gains massifs en termes de productivité et d'efficacité. Il était beaucoup plus adapté aux clients des chaînes industrielles mondialisées, réparties sur la planète entière. Avec l'arrivée de la technologie, il faut un nouveau souffle et un nouveau modèle organisationnel pour concilier les avantages que j'ai évoqués précédemment avec le contexte actuel. Pour moi, Tesla a inventé ce modèle inédit en créant une startup industrielle comprenant certains ingrédients dont j'ai parlé dans mon précédent livre que j'ai écrit après être allé sur place en 2010. Ce modèle Tesla est très inspirant mais tout le monde ne peut pas être Tesla ! Aujourd’hui donc, comment peut-on être utile à une entreprise industrielle ayant 100 ou 150 ans d’existence et toute son histoire ? Comment pivoter vers une boite industrielle prenant les ingrédients des startups ? Les ingrédients venus du monde de la startup sont parfaits pour innover différemment chez un industriel et se mettre sur des nouveaux business models ou faire de la compétitivité grâce à des défis bien différents de ceux auxquels on était confrontés avant.

 

 

Michel Levy Provencal : Et si on essayait d'être un peu plus concret dans la méthode ?

 

Michael Valentin : Je pense qu'il y a des règles à appliquer, des bonnes pratiques pour éloniser une industrie. Il y a cinq principes et une vingtaine de tactiques que je décris dans mon livre et qui sont corroborés par les témoignages de nombreux industriels qui ont déjà commencé leur transformation ou ceux de startups.

 

D’abord c’est de retrouver l'esprit pionnier. Quand on voit les grands groupes industriels historiques en France (Michelin, Citroën...), ils ont tous été créés par des personnes très inspirantes au départ ayant une vision claire de la société. Il ne s'agissait pas uniquement d'objectifs économiques. Et donc, il faut retrouver ce contact avec cette vision et tout ce qui en découle concernant le comportement du dirigeant, sa façon de mener l’entreprise et son contact avec le terme.
Ensuite il faut basculer vers une culture beaucoup plus orientée client sur la façon dont innover et expérimenter plus rapidement afin de trouver des nouveaux modèles commerciaux centrés sur les données.

Aussi, il faut passer à un mode exponentiel pour aller encore plus vite en revoyant son empreinte industrielle afin d’être agile comme on peut l’être avec du code ; mais également pivoter vers une industrie beaucoup plus circulaire respectueuse des écosystèmes et avoir un modèle vertueux pour la planète en générale et pour les ressources humaines notamment.

Le point essentiel est sans doute la méthode elle-même : savoir grandir rapidement tout en attaquant par le terrain concrètement, être itératives pour passer à l’échelle et hybrider différents leviers classiques venus du monde opératoire ou bien celui des startups afin que soit commune entre eux une ADN apportant le meilleur aux demandes clients

 

Michel Levy Provencal : on va y revenir, mais avant tout, reprenons le tout premier point. Il me semble très important de préciser que l'époque où les industriels étaient des grandes familles, que les industries étaient portées par un visionnaire, a disparu. Les plus grandes industries d'aujourd'hui sont souvent des industries de grands groupes qui sont cotés en bourse d'ailleurs. Même Elon Musk a été tenté de sortir Tesla de la bourse probablement pour injecter encore plus cette dimension visionnaire et avoir les mains libres pour agir. Les grands groupes qu'on connaît qui sont cotés et dépendants aussi de leurs actionnaires peuvent vraiment avoir une vision ? Est-ce qu’ils peuvent déployer cette vision de manière libre ou est-ce voué à l’échec ?

 

Michael Valentin : Alors, on va parler de la vision. Et puis on va également discuter des autres ingrédients car ce n'est pas le seul pour moi. Il existe tout un tas de nouvelles entreprises industrielles en France qui sont en train de passer à l’échelle. Maintenant, si je reviens sur les boîtes plus traditionnelles, elles peuvent être toujours inspirantes ; prenons par exemple Michelin qui est une boite depuis plus de 100 ans et qui conserve profondément ses valeurs et sa notion du service à la société et elle se renouvelle très profondément sur son modèle d’affaires en proposant des pneus vendus au kilomètre… Les dirigeants de ces grands groupes parfois, parviennent à descendre dans l’arène. Descendre dans l'arène, cela signifie s'impliquer personnellement pour comprendre un problème particulier à un niveau de détail suffisant pour pouvoir le résoudre. Pour que cette vision soit vraiment inspirante pour les équipes internes, il faut qu'elle ne soit pas seulement hors sol mais bien connectée avec la façon dont le dirigeant agit au quotidien dans l'usine ou le système industriel. Un autre aspect important est que le dirigeant doit être capable d'utiliser les données. Ces données sont essentielles aux systèmes les plus performants des entreprises industrielles et si le dirigeant veut transformer son entreprise, il doit savoir utiliser ces données différemment afin de piloter sa communication et sa compréhension en temps réel de ce qui se passe dans son entreprise. Il doit avoir une traçabilité fine jusqu’à lui-même et être capable de tracer constamment ce qui se produit dans l’entreprise. Enfin, il doit montrer par son exemple comment utiliser la donnée afin que ses équipes suivent sa propre révolution autour des données.

 

 

Michel Levy Provencal : Connaissez-vous des industries françaises ou des grands groupes industriels français qui commencent à adopter certains de ces principes que vous avez énoncés ?

 

 

Michael Valentin : Plein, puisque c'est vraiment mon quotidien d'accompagner. Donc tout le monde n'est pas encore Tesla, mais beaucoup d'industriels travaillent avec nous. Depuis la création en 2000 et nous avons travaillé avec environ 500 industriels différents. Chaque année, entre 50 et 100 industriels font appel à nos services. Nous avons donc une vision assez panoramique de ce qui se passe dans l'industrie européenne. Je vais vous citer quelques exemples : par exemple Poclain est une boîte de taille intermédiaire qui fabrique des pelles et surtout des systèmes hydrauliques ; elle révolutionne complètement sa façon de revoir son produit pour aller vendre des services à ses clients. Elle équipe notamment les machines agricoles, les engins de logistique ou certains véhicules utilisés sur les chantiers. La question que se pose Poclain est comment aide-t-elle son client ? Comment le fabricant final peut-il offrir un produit différent à son client final ? Par exemple, si on prend un engin de logistique servant à transporter du sable ou des matières sur un chantier, comment aide-t-elle potentiellement le fabricant pour qu’il vende un service lié à l’engin (par exemple consommer moins d’essence ou moins d’électricité) ? Il s’agit donc très concrètement de penser la chaîne de valeur « bout en bout » et voir comment l’industriel peut contribuer au client final grâce à son savoir-faire propre et trouver un modèle commercial adapté. Un autre exemple est JPB Système qui fait traditionnellement des systèmes de fixation ; il s’agit d’une PME relativement jeune qui a pivotée durant le Covid pour proposer du logiciel permettant de mesurer l'efficience de machines spécifiques : leur logiciel permet maintenant aux industriels mesurer l’efficacité des machines en temps réel grâce à une application bien conçue comme celles développés par les start up.

 

Michel Levy Provencal : En gros, si j'essaie de résumer : être centré sur le besoin du client et utiliser le plus possible le numérique, les applicatifs et les algorithmes. Avez-vous d'autres exemples à nous donner ? Parceque j'ai un autre modèle en tête. Je ne sais pas si vous connaissez le modèle des organisations exponentielles du livre écrit par Salim Ismail qui décrit un certain nombre d'ingrédients nécessaires pour construire une entreprise ayant une croissance exponentielle. Et je retrouve quelques éléments : vous avez parlé de la technologie qui évolue à l'échelle exponentielle, le fait d’être centré client, le fait d’utiliser les algorithmes et la data ; on retrouve ces éléments-là à un moment donné. Salim Ismaïl évoque aussi le pouvoir de la foule : autrement dit externaliser certains couts qui sont actuellement internalisés au sein des entreprises - utiliser la puissance de la foule pour produire - est-ce que cela se retrouve par exemple dans les modèles industriels élonisés ?

 

 

Michael Valentin : Alors, c'est un excellent point. C’est un modèle qu'on retrouve énormément chez Tesla, c'est ce que j'appelle le mode réseau ou la traction tentaculaire. Ce que vous appelez le modèle de la foule, c'est dire que pour améliorer ce qui se passe dans l'entreprise, je vais aussi faire du judo avec l’extérieur et mon écosystème; un modèle qui est très connu dans le digital puisqu’on se sert des compétences externes. Et on fait des concours. Par exemple, chez Tesla il y a des concours régulièrement pour essayer de hacker la voiture. Et donc avec la personne qui va rester à hacker le système - comme pour la cybersécurité - on va lui offrir un prix. Quand on développe une voiture, l’idée est de penser tout de suite à elle comme étant potentiellement un maillon d’un réseau et donc de créer un réseau de voitures sur ce réseau-là ; comme avec Uber par exemple : on va créer un écosystème favorable. C’est pareil pour son réseau Superchargeurs : il est pensé en mode réseau car il doit être capable non seulement de vendre son électricité aux propriétaires mais bien plus encore ! Si je reprends votre question initiale : comment ce mode exponentiel peut-il se traduire ? Il peut se traduire par mon «réseau usine»: comment je pense mon «réseau usine» comme quelque chose de modulaire et connectable ? A terme ma vision industrielle sera circulaire : les systèmes industriels ne seront plus monolithiques (une grosse usine servant le monde entier) mais beaucoup plus multi locaux (pour raisons environnementales et/ou reactivité). Petit à petit, on peut imaginer qu'une partie de la valeur soit créée localement ou même très près de l'entrepôt ou du magasin afin d'atténuer la transformation qui se fait le plus loin possible. Ce dont nous avons besoin et ce que nous devons faire, c'est penser modulairement comme si nous codions des briques de code pour penser le système industriel comme des briques qui s’interfacent entre elles…

 

Michel Levy Provencal : Le seul problème auquel nous sommes confrontés est assez évident : vous décrivez des processus qui peuvent facilement être mis en œuvre dans les startups, c'est-à-dire dans de nouvelles structures avec une culture particulière. Mais lorsque l'on aborde le changement à grande échelle, on rencontre souvent des résistances très fortes. Un système immunitaire interne aux entreprises qui bloque ces transformations. Comment faites-vous pour conseiller et ouvrir ces grands groupes ? Comment contourner ce système immunitaire ?

 

Michael Valentin : On est entièrement d'accord sur la difficulté de transformer un groupe existant par rapport au fait de créer une startup de zéro. Et c'est d'ailleurs souvent l'objection qu'on a. C'est pourquoi j'ai écrit le livre. Donc vous êtes exactement à l’endroit où se trouve la plupart des industriels. Il y a, pour moi, deux blocages : le premier est un blocage humain et culturel qui est légitime concernant la méthode de transformation car en général, dans l’industrie on a une culture plutôt ingénieur donc en flux poussé. C’est l’idée que mon système industriel doit produire quelque chose. Comment je peux vendre autre chose à partir de cet actif ? Or ici on va demander à faire l’inverse : partir du besoin pour se dire comment créer quelque chose de différent ? Ce n’est pas facile en termes d’état d’esprit car ce principe hyper important du toyotisme est très ancré chez les industriels. Le second blocage n’est pas culturel mais technique : avant tout le monde, l’industrie s‘est dotée des premiers grands systèmes informatiques afin notamment digitaliser les flux production qui devaient être plus complexes et mettre en place des systèmes sur mesure (IBM). Puis SAP arrivait avec un produit prêt-à-utiliser ; ce fut alors un grand progrès ! Mais maintenant ce système est robuste mais trop rigide et prend beaucoup trop longtemps à mettre en place (2/3 ans), consomme beaucoup trop de ressources et retarde les projets... Le système de planification des ressources dans l'industrie est le système qui permet de gérer tous les flux : ceux de production, mais aussi ceux d'approvisionnement. Tesla a pris la décision rapide de créer ses propres briques fonctionnelles pour son ERP afin qu'il ne soit pas lié à un fournisseur existant et à sa lenteur évolutive. Mais comment faire quand on est un industriel dont le processus doit se transformer ? La méthode devient alors très importante, tant sur le plan culturel que technique. Il n'est pas possible de démêler une pelote en une seule fois ! Les grands obstacles que je vois chez les groupes que j’accompagne sont d’une part, la stratégie digitale bien pensée par le Codir ou ComEx qui n’est pas du tout connectée aux besoins du terrain ; elle sera donc vouée à l’échec car les équipes ne vont ni adhérer ni comprendre et ne trouveront pas utile cette transformation. D’autre part, prendre trop bas risque de générer beaucoup d'initiatives locales visant à digitaliser des blocs trop lents sans tenir compte des freins au changement rencontrés par les utilisateurs finaux. Pour réconcilier ces aspects opposés, je propose ma méthode « par tranches » : prendre un exemple concret pour illustrer la transformation souhaitée - comme une usine - puis profiter de l'enthousiasme des équipes pour mettre en place rapidement des solutions adaptables plutôt que divergentes et impossibles à maintenir ensuite. L'idée, ce n'est pas de se dire "transforme toute l'usine d'un coup". Tous les sujets d'un coup, c'est de se dire "je me focalise sur un endroit où il y a un besoin business important". Donc typiquement, je suis en retard. J'ai un délai de production trop long. J'ai des problèmes de coût sur cet atelier-là. Vous allez à partir de cet objectif-là qui est très connecté au business vous dire : "Je vais utiliser le digital pour améliorer ce sujet-là". Je peux avoir digitalisé aussi le pilotage des performances pour être plus agile et plus réactif et plus temps réel. Je peux avoir mis un peu de machine learning pour faire du prédictif sur le système qualité et la maintenance. Mais à chaque fois que je vais faire ça, je vais le faire avec un petit groupe personnes donc en mode sprint très rapide car pas toute l’entreprise implique que je puisse aller vite. Je le fais en connexion avec la SI qui s’occupe des systèmes informatiques pour me dire si quand je devrai passer à l’échelle quels seront les bloqueurs que j’aurai sur le système existant et comment les débloquer mais uniquement sur cette petite pelote complexe. Je fais alors souvent une sorte startup à côté de l’entreprise elle-même qui va fonctionner comme Tesla mais seulement sur 2 processus très locaux. Une fois que j’ai fait ça il y a la question du passage à l’échelle : comment est ce que je passe à l‘échelle ce que j‘ai faits ici dans l’ensemble usine ? Sur le même processus ? Comment est-ce que je réplique ce que j'ai fait dans cet atelier ?... (La suite dans le podcast)