Le transhumanisme doit être un humanisme !

Par CAROLINE DE MALET

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LE FIGARO. - Le transhumanisme est-il né dans la Silicon Valley ?

Michel LÉVY-PROVENÇAL. - En fait, c’est une idéologie antérieure à l’émergence des start-up de la Silicon Valley. L’un des premiers penseurs transhumanistes est Max More, qui a écrit un manifeste définissant l’idée de l’augmentation progressive des capacités du corps humain en 1990. Le transhumanisme est perçu au départ comme une philosophie de l’émancipation : il part du principe que grâce aux technologies, on va pouvoir étendre le champ d’émancipation biologique, pour doter l’homme d’artefacts (prothèses, nanocapteurs dans le cerveau pour nous connecter au cloud…) ou modifier notre biologie (en choisissant nos propriétés génétiques pour les faire hériter à nos descendants). On appelle transhumanisme ce mouvement qui vise à se réapproprier ce choix de l’évolution car il est à l’intersection de deux mondes, entre une humanité 1.0, actuelle, qui s’est construite par le hasard, et une humanité 2.0, choisie, posthumaine.

Les Gafa s’inscrivent-ils tous dans cette mouvance ?

La Silicon Valley est une concentration de puissance comme jamais dans l’histoire de l’humanité. Par sa maîtrise des technologies et sa puissance financière, elle nous pousse à nous émanciper. Alors oui, des acteurs comme Larry Page, Elon Musk ou Peter Thiel utilisent leurs moyens au profit de cette vision posthumaine du monde qui va nous permettre de vivre plus longtemps, de combattre tous les fléaux. Le cofondateur de PayPal, Peter Thiel, tente de prolonger son espérance de vie en se faisant transfuser du sang de jeunes hommes et jeunes femmes, une pratique très à la mode dans la Silicon Valley. Le fondateur de Google investit dans 23andMe (séquençage ADN partiel pour le grand public) et dans Calico, qui a pour vocation d’éliminer la mort. Tous ces acteurs-là investissent pour faire basculer le monde dans un monde d’humanité 2.0. Et si Google finance, aux côtés de la Nasa, la Singularity University, symbole du transhumanisme, ce n’est pas le seul.

Quelles sont les motivations de tous ces entrepreneurs ?

L’hybris peut-être, la toute-puissance. Ils sont aussi d’une certaine façon animés par une volonté de faire du bien à l’humanité. Regardez Bill Gates, qui n’est pas transhumaniste, s’attacher à éliminer le paludisme ou le sida de la planète et s’investir contre les maladies neurodégénératives. Mark Zuckerberg et sa femme investissent quant à eux 3 milliards de dollars pour éradiquer toutes les maladies.

Quel rôle la Singularity University joue-t-elle dans ce processus ?

Elle a réussi à capter l’attention des médias, qui en ont fait le porte-étendard du transhumanisme. Or les membres de cette institution ne se considèrent pas tous comme tels. Certes, son président, Ray Kurzweill, avale 150 pilules par jour et rassemble tous les souvenirs de son père pour tenter de le faire revivre. Mais aujourd’hui, la Singularity University est aussi un lieu où on découvre et expérimente les grandes technologies émergentes, où on rencontre les acteurs de la transformation du monde, qui s’engage pour apporter des réponses aux grands enjeux de la planète. Diaboliser le transhumanisme comme une idéologie qui va nous mener en enfer ne nous mènera à rien. Il faut s’interroger avant tout sur cette philosophie qui devrait nous mener progressivement vers un être humain hyperconnecté, probablement modifié et qui vivra dans un monde plus sûr. Ces technologies sont là et se développent, c’est un fait. C’est pour cette raison que le transhumanisme doit devenir un humanisme.

Ce n’est pas un hasard si ce mouvement a émergé au pays des pionniers, de l’individualisme libertarien et des hippies…

Il y a une intersection entre une idéologie libérale, voire libertarienne, qui pousse à l’émancipation radicale des individus - y compris biologique -, et une tradition de la singularité, messianique. Selon cette tradition, il n’y a pas de raison pour que les révolutions technologiques et cognitives ne continuent pas à évoluer jusqu’à un point dit de singularité, que les singularistes situent en 2035. Au-delà, on ne sait pas ce qui va se passer, c’est le trou noir. On n’est plus là dans un discours scientifique. C’est pourquoi il faut garder un peu de distance avec ceux qui promettent la mort de la mort ou une vie éternelle téléchargée dans un ordinateur ou résumée dans un algorithme.

Les réticences de l’Europe, à la traîne, ne sont-elles pas liées à la tentation eugéniste qui réveille des souvenirs douloureux ?

Non, car le transhumanisme n’a pas de vision mortifère. Il ne cherche pas à éliminer mais à étendre l’espérance de vie et résoudre les problèmes démographiques. On est passé d’un monde à l’autre à l’époque des grands explorateurs. On vit une période comparable. Mais il nous manque aujourd’hui des grands mécènes tels que les Médicis ou Isabelle la Catholique. Les États-Unis les ont avec Bill Gates ou Warren Buffett, mais pas l’Europe. C’est un gros problème. Car dans cette course vers ce nouveau monde, soit nous devenons les populations indigènes, colonisées par les puissants, soit nous sommes en pointe. Mais pour cela, il nous faut non seulement les décisions politiques mais également les capacités financières. En attendant, la Chine travaille d’arrache-pied sur la modification du génome humain à l’aide des technologies de Cripr-Cas9, qui permettent de modifier l’ADN pour un prix modique. Et on comprend bien son objectif : augmenter le QI de sa population.

N’y a-t-il pas un danger à engendrer de faux espoirs pour les malades ? 

Selon moi, le principal danger réside plutôt dans les inégalités à venir. Seule une petite frange de la population ayant accès à ces avancées sera ultrapuissante et les autres seront relégués au rang de sous-catégories. Pour certains, la baisse des coûts de ces technologies finira par les rendre accessibles au plus grand nombre à moyen terme, mais je n’en suis pas convaincu. Par ailleurs, on ne peut exclure qu’un fou furieux sorte de son laboratoire un virus létal. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas laisser libre cours à cette course-là, sinon on risque de perdre des décennies d’avancées technologiques et de rater du même coup l’invention de l’antidote.

Comment fixer des barrières éthiques ?

Je crois qu’on n’arrivera pas à édicter des règles. Les États-Unis avaient interdit les manipulations sur les cellules souches et, en quatre ans, ils sont passés de la première à la huitième place mondiale dans ce domaine. L’auto­régulation est probablement le meilleur système, car un système ouvert est capable de gérer les antidotes de ses dérives. En revanche, il va falloir être très vigilants sur la marchandisation du vivant, qui doit rester un bien public. On a fait un péché originel, en listant parmi les grands défis du millénaire principalement des enjeux environnementaux. On n’a pas vu venir l’enjeu des NBIC (1). Quand on va être capable de modifier l’ADN, dans vingt-cinq ans, ce sera vertigineux. Que fera-t-on face à la tentation de ne pas exposer quelqu’un à une maladie ? On ne peut pas laisser ces questions sans réponses. Un consortium a été créé par les Gafa pour édicter des règles éthiques sur l’intelligence artificielle. Mais c’est catastrophique de confier cette responsabilité à des entreprises privées ! Une des actions fortes du futur président de la République, à mon avis, serait de lancer une instance internationale de coopération sur les technologies de demain. L’objectif n’est pas d’interdire ni de lancer un moratoire, mais de fixer un cadre à ces travaux.