Voici ce qui peut permettre à l'Europe de faire mieux que les GAFAs

Il est possible d'attaquer leur modèle en proposant un nouveau système dans lequel les utilisateurs sont propriétaires de leurs données et bénéficient de la valeur créée.

 Peut-on encore dépasser les GAFAs? Ne tergiversons pas. La réponse est oui. Et c'est la Blockchain qui le permettra. Elle constitue le moteur de l'économie de demain. Pas seulement dans le secteur de la finance et de la banque, mais bien dans tous les secteurs d'activité. Elle permet potentiellement à tous d'échanger sans intermédiaire. Elle libère ainsi les utilisateurs des opérateurs et des plate-forme centrales. Elle donne l'opportunité de construire des réseaux de contre-pouvoirs économiques diffus: les organisations, décentralisées et autonomes (DAO). Ces dernières constituent une alternative puissante aux plateformes apparues avec l'émergence d'Internet et l'économie numérique depuis les années 90. Elles ont aussi le potentiel de produire un nouvel équilibre et menace le modèle des acteurs de cette économie. Il suffit de passer en revue chacun des secteurs, géant par géant, pour prendre conscience de l'impact potentiel de cette mutation.

Cartes, territoires et opportunités

Il est convenu que les grands gagnants de la transformation digitale sont des géants chinois et américains. On les nomme communément BATX et GAFAM. Les GAFAM sont valorisés l'équivalent du PIB des Allemands et les BATX celui des Français, Allemands et Espagnols réunis! À eux 9, leur valorisation avoisinent 11.000 milliards de dollars soit le produit intérieur brut chinois! Ils ont révolutionné en moins de 20 ans des secteurs d'activité entier. Baidu, Tencent, Google et Facebook ont pris la tête de l'industrie de la communication et de la publicité. Alibaba et Amazon règnent sur le commerce et la distribution. Apple, Microsoft et le coréen Samsung dominent le marché de l'électronique et du logiciel. D'autres tentent de faire leur place. Airbnb s'attaque sérieusement à celui du tourisme. Uber lorgne sur celui des transports. Et Tesla prétend à celui de l'énergie.

Face à ces géants asiatiques et américains, aucun acteur européen n'est aujourd'hui dans la course. De plus, leur modèle basé sur la désintermédiation les a en réalité transformés en nouveaux intermédiaires surpuissants. Ils accumulent de plus en plus de richesse dans un monde où l'automatisation grandissante déplace la valeur du travail vers le capital. Ils centralisent les moyens de production robotisés, matériels comme logiciels. Et ils redistribuent de moins en moins leurs capitaux malgré les gains de productivité croissants. Mécaniquement, les inégalités ne font que s'accroître.

Depuis quelques années, l'Europe tente de rattraper son retard en essayant de copier les recettes des géants du numérique. C'est encore le cas par exemple ces derniers mois, avec la politique volontariste de notre gouvernement autour de l'Intelligence Artificielle. Or penser que nous allons, face à la puissance des géants chinois et américains, être capable de rattraper le retard est un doux rêve. Au mieux, et à l'échelle européenne, nous pourrons devenir d'excellents utilisateurs de ces technologies. Idéalement nous construirons, par-dessus, des services de grande valeur ajoutée. Et ainsi nous créerons, dans le meilleur des mondes, une réelle interdépendance entre nous et le reste du monde. Mais rien n'est moins sûr.

Une autre approche est aussi possible. Plutôt que de seulement tenter de copier la Chine et les USA, l'Europe gagnerait à promouvoir massivement les organisations autonomes et décentralisées (DAO). Elle pourrait devenir précurseur sur ce sujet comme l'ont été les USA sur Internet, le mobile et l'IA. Elle supporterait un modèle de répartition des richesses plus juste et conforme à ses valeurs et se donnerait la chance de faire face à la suprématie américaine et chinoise.

Concrètement, il s'agirait d'accompagner et d'encourager les DAO, par la fiscalité, les efforts de communication et de formation, face à la suprématie des plateformes. L'enjeu est colossal et le pari fou. Certes. Mais, donnons-nous le recul des vingt dernières années. Mettons-nous un instant à la place du continent chinois ou même des Etats-Unis au sortir des années 90. Imaginons le monde qui potentiellement s'ouvre à nous. À quoi pourraient ressembler ces nouvelles organisations capables de défier les GAFAM et BATX? Sur quels principes seraient-elles construites? Comment pourraient-elles se substituer aux plateformes si puissantes aujourd'hui dans presque tous les secteurs? Voici quelques exemples choisis dans le secteur de la communication et de la publicité, du commerce et de la distribution et de l'électronique et du logiciel.

Comment une DAO peut s'attaquer à Tencent, Baidu, Facebook ou Google?

Pour résumer, Tencent, Baidu, Facebook et Google accumulent des richesses en valorisant les données privées de leurs utilisateurs sans la redistribuer. Ils offrent en contrepartie un service: des informations plus ou moins pertinentes, mais ça, c'est un autre débat... Il est possible d'attaquer leur modèle en renversant le rapport de force et en proposant un nouveau système dans lequel les utilisateurs sont propriétaires de leurs données et bénéficient de la valeur créée par leur exploitation en fonction de leur activité sur le réseau.

Par exemple, une DAO opérée par une communauté, constituée en entreprise ou en fondation et administrée par les membres du réseau est capable de redistribuer à ses utilisateurs la valeur créée par ceux-ci. Le dispositif est ici décrit dans ses grands principes.

Au sein d'une DAO, chaque transaction réalisée sur le réseau est consignée. On peut aisément calculer la valeur qui en découle. Les utilisateurs peuvent donc en récupérer une part substantielle et l'autre part peut financer l'exploitation et la maintenance du réseau. Celui-ci s'appuie sur une blockchain qui consigne chaque transaction. Elle utilise une monnaie privée (des jetons ou tokens) pour cela. Chaque jeton constitue à la fois un droit d'usage, un droit de vote, une fraction de la propriété globale du système et une valeur d'échange. Cette dernière peut être utilisée au sein et/ou à l'extérieur du réseau. Chaque action utilisant les données personnelles des utilisateurs pour des besoins publicitaires (autrement dit chaque contenu partagé, liké, cliqué...) est comptabilisé et rémunéré en jeton.

La valorisation du réseau augmente au fur et à mesure de l'activité de ses membres et ces derniers en tirent un bénéfice proportionnel à leur contribution. Ainsi, plutôt que d'être accumulée massivement par ses fondateurs, la richesse du réseau est répartie de façon équitable entre ses membres. Cette logique n'a pas vocation à substituer le principe de coopérative à l'entreprise. Le réseau peut se constituer en entreprise. Les fondateurs et investisseurs demeurent les acteurs qui initient le projet ou contribuent à son développement. En revanche, la frontière entre utilisateur et investisseur peut être gommée. Les premiers rejoignent les seconds dès lors qu'ils détiennent des jetons nécessaires pour utiliser le système et valoriser leur contribution. Ils peuvent aussi en acquérir sur un marché de cotation (il en existe plusieurs: HitBTC, Kraken, Poloniex...) ou au moment de leur émission (lors d'une ICO -Initial Coin Offering). Les clients du réseau, qui achètent de la publicité, utilisent aussi les jetons pour cela.

L'avantage d'une telle organisation par rapport aux plateformes centralisées réside dans le fait que les porteurs de jetons détiennent une portion de la valeur de l'organisation. Si la valorisation globale augmente, le cours du jeton augmente et profite mécaniquement à ses membres. Un tel dispositif aligne donc les intérêts des fondateurs, des investisseurs et des membres.

Une DAO comme celle-ci a-t-elle une chance de voir le jour sachant qu'elle nécessiterait un investissement de démarrage colossal si son ambition est de concurrencer des géants? De nombreuses conditions sont nécessaires au développement de tels réseaux. En revanche leur financement est aujourd'hui d'une facilité déconcertante. Ces derniers mois, par exemple, plusieurs projets ont réalisé des ICO et levé des centaines de millions de dollars.

Ces vingt dernières années, les applications technologiques révolutionnaires ont toutes été sous-estimées. C'est le cas d'Internet, du mobile, des réseaux sociaux et de l'Intelligence Artificielle. La grande majorité des analystes ont sous-estimé leur impact et leur vitesse d'adoption. La Blockchain ne devrait pas déroger à la règle...

Défier Amazon et Alibaba, Apple, Microsoft et les autres...

De la même manière que dans l'exemple précédent, la contribution des vendeurs ou livreurs à la valeur globale d'un Amazon ou d'un Alibaba peut leur être reversée grâce à une DAO. En revanche, le fait de manipuler des biens matériels pose un problème complexe à appréhender dans un système décentralisé. Comment assurer la qualité des prestations si aucun acteur central ne peut la garantir? Par exemple, la qualité très aléatoire des prestations d'acheminement peut menacer l'adoption du service par ses utilisateurs. Le problème se pose déjà de la même façon pour les vendeurs affiliés sur des plateformes centralisées comme Amazon ou Alibaba. La solution réside dans la mise en œuvre d'une transparence totale de la qualité de service des acteurs vendeurs et livreurs au sein du réseau.

Demain un couplage robotique, Intelligence Artificielle et Blockchain permettra d'autonomiser les livraisons. Un robot, un camion, un drone, auront la capacité de gérer de manière autonome leur activité et de générer des revenus pour leur propriétaires.

Apple, Microsoft, Samsung et les acteurs de l'industrie de l'électronique et du logiciel ne sont pas à l'abri de cette révolution. Par le passé, cette opportunité s'est d'ailleurs déjà présentée avec le développement de l'Open-Source. En effet, des réseaux d'acteurs indépendants ont déjà tenté de se substituer à des équipes centralisées. Entre 1995 et 2010 Linux a tenté d'être une alternative à Windows. JBoss a essayé de supplanter IBM WebSphere. Drupal et Wordpress se sont attaqués à la myriade de solutions de gestion de contenus propriétaires... Et certains y sont parvenu! Dans le monde des produits matériels le succès a été plus modeste avec des initiatives comme Arduino ou certaines imprimantes 3D. En réalité les acteurs issus des écosystèmes Open Source qui ont réussi à valoriser leur travail sont ceux qui ont rejoint une logique propriétaire, centralisée. C'est le cas de JBoss, Red-Hat, Drupal et Wordpress grâce à leur plateforme SAAS. Mais à l'époque la solution Blockchain n'existait pas! Et aucune de ces initiatives n'a pu avoir l'occasion de repenser son modèle pour le transformer en DAO.

A long terme, une DAO est-elle capable de concurrencer la puissance d'un Apple ou d'un Microsoft? Certains produits Open Source n'ont rien à envier aux produits propriétaires. Ils sont en revanche handicapés par l'inexistence de tout modèle économique. Ils survivent grâce à l'investissement de passionnés, chercheurs, universitaires et individus isolés, trouvant un intérêt intellectuel à leur démarche. D'autres se construisent une réputation qu'ils monétisent en service et conseil en parallèle. Aujourd'hui, ils auraient intérêt à radicalement changer de modèle en constituant une DAO et émettant une monnaie rémunérant leurs contributeurs à hauteur de leur apport au produit qu'ils co-développent.

Airbnb et Uber font partie de ces entreprises dites de "l'économie du partage". Depuis quelque temps, cette économie est battue en brèche par ses détracteurs. Ils la considèrent toxique car basée sur l'exploitation abusive de ressources matérielles et humaines. Ils la critiquent car elle contourne souvent la loi. Ils doutent enfin de sa pérennité car elle accumule une dette croissante. Ces entreprises sont fortement exposées à la concurrence des DAO. Des groupements de chauffeurs sont en mesure de se rassembler en réseau autonome. De la même manière, des propriétaires de lieux de vie sont susceptibles de coopérer grâce à ce modèle. Les fournisseurs de services qui rejoignent une DAO peuvent à terme devenir propriétaire de leur outil de production. Ils peuvent ainsi bénéficier de son exploitation. C'est le cas des chauffeurs qui feront demain l'acquisition de véhicules autonomes. Ceux-ci seront rémunérés pour leurs courses, seront loués en covoiturage et rapporteront à leurs propriétaires le bénéfice de leur activité.

Dans ces réseaux, la politique de tarification est laissée à la discrétion de chaque fournisseur avec une transparence totale des conditions d'accès à ses services pour le client. L'offre et la demande régulent en somme le marché et fixe les prix en fonction du contexte. Le réseau se rémunère sur chaque transaction en ponctionnant des frais de gestion.

Décliner à l'envi...

Il est possible de décliner l'exercice et imaginer dans chaque secteur, pour chaque industrie, comment les DAO peuvent remplacer les organisations traditionnelles centralisées. Certains y voient un retour d'un idéal collectiviste ressuscité grâce à la technologie. D'autres soulignent la philosophie libertarienne qui sous-tend le phénomène. Dans tous les cas, entre néo-marxisme et libertarisme, les DAO offrent des opportunités rares face à l'arrogante victoire des géants de l'économie numérique.

Les conditions de l'émergence des DAO passent par la démocratisation de la technologie Blockchain. Elle doit être simple, accessible et peu couteuse. Beaucoup reste à faire pour qu'elle soit facilement utilisable. Internet existe depuis les années 60. Ce n'est que vers 1995 que le grand public a commencé à l'adopter avec l'apparition des premières applications sur le réseau. À l'époque, envoyer un email ou consulter une page web était aussi fastidieux que d'investir en 2017 en bitcoin ou en éther. Les prochaines années seront à la Blockchain ce que les années 1995-2000 furent à Internet.

Aujourd'hui, la plupart des acteurs sont pressés de s'adapter aux modèles qui ont été pensés et déployés dans les années 2000 par ceux qui aujourd'hui sont devenus les géants de l'économie digitale. Respecter leur jeu et appliquer leur modèle est la meilleure manière d'échouer! En réalité, plutôt que de tenter de les copier, ils devraient s'interroger sur la manière de les dépasser. Et pour cela envisager sérieusement de se transformer en DAO, et de le faire vite. C'est une des rares façons de se donner une chance de les affronter.

Publié sur Huffpo.fr le 17/01/2018