Êtes-vous "long-termiste" ?

Ceci est la retranscription de l’épisode “Êtes-vous long-termiste ?” de TRENDSPOTTING.

Saviez-vous que la terre a vu 100 milliards d'êtres humains naître depuis l'apparition de l'humanité.

Cela signifie que, aujourd'hui, environ 10% des êtres humains qui ont vécu sur Terre sont encore en vie ! Si la longévité de l'humanité est équivalente à la longévité d'un mammifère moyen (environ un million d'années), et même si le nombre de population mondiale diminue de 90%, seulement 0,5% de l'humanité a vécu sur terre... Pour vous donner une autre idée : si nous réduisons l'existence de l'humanité à celle d'un seul humain, nous avons seulement vécu les six premiers mois d'une vie !

Donc, bien sûr, nous pourrions disparaître dans une décennie ou deux, ou encore dans un siècle, mais sur la durée de l'existence de l'espèce, nous devrions vivre plusieurs centaines de milliers d'années encore ... probablement pas loin du million d'années.

Donc, à part en cas d'accidents, nous ne sommes qu'au tout début de l'histoire humaine. Cette manière de considérer les phénomènes sur le long terme, voire le très long terme est à la base d'une nouvelle théorie appelée long termisme.


C'est une philosophie qui a été introduite pour la première fois dans un livre récemment publié : "Ce que nous devons à l'avenir" par Will MacAskill.

Prenons l'exemple de la démographie à partir d'un point de vue de longtermisme : 0,5% de l'humanité a existé jusqu'à présent. La majorité des humains sont à venir... 99,5% !

Les phénomènes sociaux, tels que la violence, peuvent être analysés à partir d'un point de vue longtermiste.

Par exemple, Steven Pinker étudie ce sujet depuis longtemps et plus nous évoluons, plus la violence diminue, malgré les guerres mondiales, les guerres civiles, le terrorisme. Les chiffres sont clairs.

Au temps préhistorique, 20% des décès étaient causés par des morts violentes ! Au Moyen Age en Europe, 1 homme sur 1000 mourait à cause d'une action violente. Aujourd'hui, la moyene est de 1 / 100 000. C'est une tendance à long terme très claire.

On peut voir la technologie sous l'angle long termite. La technologie a toujours été une extension de l'être humain. Que ce soit les premiers outils en pierre, en fer, en bronze ou la machine à vapeur, la technologie a toujours étendu nos capacités. La technologie numérique est un défi majeur, car pour la première fois cette extension n'est plus physique mais cognitive. Il y a un autre phénomène troublant : le numérique se rapproche de plus en plus de nos corps.

On peut observer que les écrans se rapprochent de nos yeux et de notre corps au fil du temps. Nous sommes passés d'un grand écran (au cinéma) pour un public très large, à l'écran de la télévision pour une famille, puis à l'ordinateur personnel, et enfin aux mobiles que nous touchons. Aujourd'hui, les casques de réalité virtuelle placent les écrans à quelques centimètres de l'œil. Demain, des capteurs seront sans doute collés à notre peau. Ou même implantés sous la peau. Si la technologie suit ce mouvement, il n'y aura aucune raison pour que les casques de réalité virtuelle ne deviennent pas des lunettes, puis des lentilles... Et demain, connectés directement à notre nerf optique ou même au cerveau.

Nous pouvons également considérer le climat à long terme. Et c'est là que se présente une problématique. Pour la première fois, nous atteignons une zone où le vivant est menacé. La crise climatique offre une opportunité aux long terministes de donner de la crédibilité à leur philosophie et de trouver un débouché opérationnel

L'idée est donc de tenter "d'agir" aujourd'hui en considérant les conséquences à long terme. Et la valeur des actes d'aujourd'hui est jugée par les résultats qu'ils produisent dans l'avenir très lointain.

Cela peut parfois conduire à des conclusions surprenantes. Il est plus efficace de continuer à chercher la croissance et le développement de technologies car c'est plus vertueux pour la lutte contre le changement climatique que de favoriser la décroissance et simplement préserver ce qui reste à préserver.

Dans le cas de la lutte contre la faim dans le monde, la conclusion est encore plus suprenante : il est moins efficace de travailler dans une ONG ou de devenir médecin que de faire fortune dans la finance ou les technologies et de donner la majorité de ses revenus à des institutions qui aident à éradiquer la faim dans le monde.

En fait, les longtermistes considèrent que tous les moyens sont bons tant qu'ils conduisent à un résultat positif à long terme..

C'est ce que les philosophes appellent le conséquentialisme ou simplement l'utilitarisme. C'est une philosophie à laquelle adhèrent les grandes fortunes de la Silicon Valley : comme Elon Musk, Bill Gates, ou Jeff Bezos... Et ils l'appliquent tous les jours dans leurs projets.

Leur puissance financière alimente de grands projets et insuffle cette philosophie dans la culture contemporaine de l'innovation radicale.

Dans What We Owe the Future, Will MacAskill résume cette approche en l'appelant effective altruism (altruisme efficace). En bref, qu'est-ce que nous pouvons faire qui soit vraiment efficace avec les moyens dont nous disposons pendant le temps de notre existence ?

Cette philosophie était un signal faible dans les années 2010. Je me souviens quand, en 2014, j'ai passé 5 jours à la Singularity University et que tous les conférenciers parlaient de cette théorie. Je me souviens des discours de Peter Diamandis et Ray Kurzweil... À cette époque, c'était un phénomène émergent. Aujourd'hui, c'est une forte mainstream.

Les partisans de cette philosophie supposent que la majorité de l'humanité vivra dans le futur. Par conséquent, chaque action prise aujourd'hui a un plus grand impact sur les vies futures que sur les vies présentes. Certains choix considérés comme mauvais aujourd'hui peuvent être positifs à long terme (et vice versa). Ce qui compte pour eux, c'est l'impact à long terme.

L’exploration spatiale est un bon exemple contre intuitif. Quand les écologistes disent, "sauvons notre planète plutôt que de tenter de coloniser Mars", cela est compréhensible. Mais est ce qu'ils ne raisonnent réellement à long terme ? 

A quoi ressemblera notre monde dans 100, 1000 ou 10000 ans, avec la croissance de la population humaine... Où allons-nous vivre ? Est-ce que la conquête spatiale n'est pas une priorité ? 

De la même manière, les projets transhumanistes répondent à cette idée que l’homme n’est qu’au tout début de son évolution.

Si sur le long terme, on doit s'extraire de notre territoire d'origine. Il va falloir nous adapter aux nouveaux milieux, aux nouvelles conditions de vie,... Ailleurs. Et pour que la greffe fonctionne il nous faudra nous modifier. Évoluer biologiquement. Peut-être d’abord par l’hybridation avec le silicium. Puis peut-être avec des technologies plus proche des composants de la vie. C’est-à-dire en utilisant le carbone. Il existe déjà des réflexions autour de systèmes d'information, des processus à base de carbone et non de silicium. Ce sont des systèmes qui utilisent le diamant comme matière première. Cela aurait l'avantage de bénéficier des mêmes vitesses d'évolution que silicium mais avec une matière première compatible avec les briques du vivant.

Les activités spatiales sont un bon exemple d'un projet qui semble contre-intuitif. Lorsque les écologistes disent : "Prenons soin de notre planète au lieu de nous lancer dans la colonisation de Mars", c'est compréhensible. Mais pensent-ils à long terme ? Quelle sera notre situation dans 100, 1 000 ou 10 000 ans, avec la croissance de la population humaine que j'ai mentionnée au début... ? Où vivrons-nous ? La conquête de l'espace n'est-elle pas une priorité ?

De la même manière, les projets transhumanistes répondent à cette idée selon laquelle l'homme est seulement au début de son évolution. Si, à long terme, nous devons nous extraire de notre territoire d'origine, nous aurons à adapter nos conditions de vie à de nouveaux environnements. Et pour que la greffe fonctionne nous aurons à modifier notre physiologie. Évoluer biologiquement. Peut-être d'abord par hybridation avec du silicium. Puis peut-être avec des technologies plus proches des constituants de la vie. Cela signifie utiliser du carbone. Il y a déjà des réflexions autour des systèmes informatiques, des processus basés sur le carbone et non sur le silicium. Ces systèmes utilisent le diamant comme matière première. Ils ont l'avantage d'être compatibles avec les briques de la vie et d'évoluer à la même vitesse que le silicium mais avec une matière première recyclable. Lorsque les puces seront faites de diamant, le cycle du carbone sera bouclé.

Selon James Lovelocks, dans son dernier livre Novacene, il y aurait une ère de diamant qui viendrait après l'ère du silicium. Pourquoi cette technologie est-elle si importante ? Parce qu'elle constitue l'infrastructure d'un nouveau type de système d'information global.

Pour Lovelocks, l'information serait l'élément fondamental de l'univers. Et nous aurions été choisis (par la Nature) pour notre intelligence. Nous serions une espèce à part...une espèce qui domine toutes les autres espèces précisément parce que nous maîtrisons ce système d'information. Ce n'est pas la taille de notre cerveau qui nous différencie d'autres espèces. C'est notre capacité à collaborer, à travailler ensemble, à relier nos cerveaux aux cerveaux des autres, à exploiter l'information au mieux. Et demain, peut-être verrons-nous des milliards de cerveaux qui travailleront ensemble dans un réseau global voire dans un réseau augmenté d'intelligences artificielles. Selon Lovelocks, la récompense ultime de tout cela est la compréhension. La compréhension de nous-mêmes et de l'univers. Cela serait notre mission ultime.

Cette théorie qui commence à partir d'une vision très long terme de l'évolution humaine d'une part et considère que la compréhension de l'univers est notre mission ultime d'autre part conduit à une vision étonnante de l'évolution de l'espèce humaine.

Il est possible d'imaginer une humanité débarrassée de ce qui nous ralentit et nous entrave : nos corps. Sans corps, nous pourrions voyager à la vitesse de la lumière. Nos cerveaux seraient rapatriés dans des puces de diamant et connectés à un réseau global. Ainsi, nous éliminerions les distances, nous éliminerions la mort, et nous éliminerions le temps.

Sur la question du temps, il y a deux autres auteurs qui développent cette idée d'un dépassement. Il s'agit de Max Tegmark dans Life 3.0 et Robin Hanson que j'ai déjà mentionné dans l'épisode sur le metaverse et qui a écrit te Age of Em. Ils présentent une vision du futur où les émulations pourraient vivre des multitudes de vies en parallèle. Ces émulations seraient des copies de nos cerveaux. Elles seraient capables de simuler toutes nos existences possibles en parallèle. Il faut imaginer que chaque moment de votre vie ouvre différents chemins et que les émulations voyagent sur tous ces chemins en parallèle, en accéléré ou au ralenti... Ce serait un monde où théorique TOUT out aura été vécu : un monde fini.

Si on compare la puissance des IA actuelles à celle des intelligences vivantes, on est au niveau d'un cerveau de rongeur.

Mais la décennie 2020 changera radicalement la situation. Nous avons par exemple vu comment en quelques mois, les intelligences artificielles ont commencé à devenir créatives. Mais en 30, 40 ou 50 ans, nous ne pouvons pas imaginer les conséquences de ces évolutions extrêmement rapides.

Il s'agit là encore d'arguments qui nous donnent le vertige ou qui semblent trop futuristes. Mais ils sont pris très au sérieux par les longtermistes. C'est Nick Bostrom qui, dans SuperIntelligence, nous rappelle que nous sommes au tout début de cette révolution. Lorsque Musk évoque la possibilité que nous vivions dans une immense simulation ou que des extraterrestres jouent avec les humains comme si nous étions dans un jeu de SIMS, c'est clairement cette théorie qui l'inspire.

En réalité nous vivons une période prophétique. On a en face de nous des prophètes, des individus qui manient parfaitement les nouveaux modes de communication, le story telling, les promesses d’un monde nouveau. On voit une nouvelle culture qui émerge et qui est la conséquence de la révolution technologique. On voit apparaître une philosophie et une éthique nouvelle. Quand les longtermistes posent la question de la valeur d'une vie future par rapport à une vie présente. Ils posent une question éthique. Ils développent un nouveau système de valeur. Quand ils défendent l'idée qu'il est acceptable de sacrifier des vies aujourd’hui pour en préserver demain, ils appliquent cette éthique. Quand ils vont à la rencontre de leur "communauté" chaque année à TED, à la Singularity university ou à Burning man, ils font vivre des rituels, ils construisent des temples...

On pourrait croire qu'on vit l'émergence d'une nouvelle spiritualité, voire d'une nouvelle religion... Une quête existentielle biberonnée à la technologie, une sorte de philosophie opérationnelle dont le but serait la préservation de l’humanité à long terme… Quitte à modifier la définition même qu'on a du vivant aujourd'hui. Est-ce que l’humanité est encore vraiment humaine si notre enveloppe corporelle n’existe plus ? Est-ce que le vivant est toujours vivant s’il s‘hybride aujourd'hui avec du silicium et peut-être demain avec des puces en diamants ? Que se passerait-il si notre évolution n’est plus le produit du hasard ? Mais au contraire si elle résulte de nos choix ? 

Ce sont des questions fondamentales, mais en même elles peuvent paraître totalement déconnectées de la réalité aujourd’hui. Et pourtant... 

Dans les années 70, par exemple, la question du changement climatique, paraissait très anecdotique à la majorité des humains. Au moment du rapport Meadows, au Club de Rome, en 1972, il n'y avait pas grand monde qui pensait que la modification du climat deviendrait aussi fondamentale pour l'humanité 30, 40 ou 50 ans plus tard...

On vit peut-être un moment équivalent. Dans 50 ans, la question du vivant se posera peut-être dans les mêmes termes que se pose la question du changement climatique aujourd'hui. 

Il y a une chose étonnante : cette théorie du long terme cohabite dans un monde où l’instantané est devenu la norme. Aujourd'hui Tout est éphémère. Tout est vitesse. On veut tout et tout de suite et pourtant c'est en même temps le moment où le long termisme est en train de devenir une philosophie maintstream... Est-ce que c'est une conséquence, une réaction ? Un paradoxe ? Honnêtement je n'en sais rien...

Mais personnellement, je pense que le long-termisme est une approche positive. Je pense qu'on devrait plus souvent y réfléchir et en débattre. Il est facile de critiquer Musk, Gates, Bezos, et les autres. C'est vrai que leurs egotrip ne les aident pas. Mais ils posent des questions fondamentales au sujet de l'évolution de l'humanité à long terme. Et surtout ils investissent pour tenter de répondre aux défis qui nous attendent...

Donc je ne sais pas si c'est une religion, une philosophie ou un courant politique, mais le long-termisme propose des solutions concrètes pour s'adapter au monde qui vient... Et vous, est-ce que vous pensez être long-termistes ?