Les trois vagues qui vont tout emporter

Il y a quatre mille ans, les Sumériens racontaient l'Épopée de Gilgamesh. Les dieux, excédés par le vacarme incessant de l'humanité devenue trop nombreuse et trop agitée, décident d'envoyer le déluge. Un seul homme, Uta-napishtim, prévenu par un dieu compatissant, construit son arche pour survivre au désastre. Le mythe de Noé, vous l'avez compris, est une réécriture de l'Épopée de Gilgamesh. Chaque époque a connu un déluge. Nous connaissons aujourd'hui le nôtre. Il est technologique.

Nous sommes entrés dans l'ère du débordement généralisé. Trois vagues approchent simultanément.

La première frappe nos cerveaux : c'est l'overload cognitif.
La deuxième balaie nos métiers : l'automatisation menace tous les emplois.
La troisième ébranle les nations : la dépendance technologique révèle nos vulnérabilités géopolitiques.

L'accélération est vertigineuse. Nous nageons de plus en plus vite, mais l'eau monte plus vite encore.

Pourquoi cette métaphore du déluge nous parle-t-elle tant ? Parce qu'elle touche à une peur primale : celle de perdre pied, de voir nos repères emportés, de devenir obsolète du jour au lendemain. La différence avec les révolutions passées ? La vitesse et l'échelle. La machine à vapeur a mis un siècle à transformer le monde. L'électricité un demi-siècle. Internet 25 ans. L'IA est en train de le faire en moins d'une décennie.

Votre cerveau sous l'eau

Chaque matin, vous ouvrez les yeux et la submersion commence. Votre smartphone affiche déjà 47 notifications, triées par une IA qui a décidé ce qui mérite votre attention. Votre boîte mail déborde de messages de plus en plus générés par des IA, de relances automatisées, de newsletters personnalisées par des algorithmes. Avant même le café, vous avez interagi avec plus d'IA que d'humains.

L'IA n'a pas seulement accéléré le flux d'information. Elle l'a démultiplié. Chaque outil génère désormais 10 fois plus de contenu qu'avant. Les emails s'écrivent en 30 secondes. Les rapports se génèrent en 2 minutes. Résultat : ce qui prenait une journée à produire prend une heure. Donc on en produit 10 fois plus.

Les symptômes sont partout. La durée moyenne de concentration est passée de 12 secondes en 2000 à 8 secondes aujourd'hui. Mais ce n'est pas juste la quantité qui nous noie. C'est la qualité. Chaque contenu généré par IA est optimisé pour capter votre attention, calibré pour maximiser l'engagement. Les algorithmes ont appris exactement comment déclencher votre dopamine.

Le multitâche n'est plus un choix. C'est une obligation face à la vitesse de génération de l'IA. Pendant que vous répondez à un email, trois autres arrivent. Pendant que vous lisez un rapport, l'IA en génère deux nouveaux. Nous croyons être augmentés. Nous sommes juste submergés.

Cette saturation cognitive est le produit direct de l'accélération. Plus elle devient capable, plus elle produit. Plus elle produit, plus nous devons traiter. Plus nous devons traiter, moins nous pouvons penser.

Nous sommes connectés à tout, mais présents à rien. Et nous appelons ça le progrès.
 

Votre métier emporté par l'automatisation

Pendant que nos cerveaux saturent, une autre vague se forme. L'automatisation, longtemps cantonnée aux chaînes de montage, envahit les bureaux, les cabinets, les salles de réunion.

La liste des agents IA s'allonge chaque semaine comme une litanie du changement. Manus, Delos, Runner H, N8N, ChatGPT 5 et son QI estimé entre 140 et 150, exécutent des tâches mieux que n'importe quel diplômé de grandes écoles et automatisent des processus métiers de plus en plus complexes. Et ce, sans coder, juste en dialoguant avec ces IA en langage naturel.

J'ai vécu récemment une expérience qui m'a glacé le sang. Je me suis rendu compte lors d'un rendez-vous commercial en visio que mon interlocuteur lisait derrière sa caméra un argumentaire construit en temps réel par une IA. De mon côté, je prenais note de tout ce qui se disait avec une autre IA. En quelque sorte nous étions les spectateurs, au mieux, les répétiteurs d'agents artificiels qui analysaient la conversation et qui demain pourraient très vraisemblablement se passer de nous. Que nous restait-il d'humain ? Quelques signes, des expressions non verbales, une connexion inconsciente, certainement décisive, pour l'instant, sur le processus de décision. Ici, décision d'achat. Fascinant. Terrifiant.

Aujourd'hui, l'IA joue le rôle du numérique des années 2000. Mais en accéléré. Ce qui a pris 20 ans va maintenant prendre 5 à 10 ans tout au plus. L'IA ne remplace pas votre métier. Elle le rend obsolète.

Ne pas prendre le virage, c'est accepter de disparaître.
 

Quand les nations perdent le contrôle

La troisième vague opère à une échelle qui nous dépasse. Elle a commencé dans les années 90 comme un ruisseau, quelques usines délocalisées. Puis elle s'est transformée en rivière dans les années 2000, des secteurs entiers partant en Asie. Aujourd'hui, c'est un tsunami qui emporte la souveraineté technologique des nations. Au delà de l'IA ce sont les fondations de l'architecture numérique qui est fabriquée ailleurs.

J'ai découvert cette semaine, le livre de Patrick McGee, Apple in China. McGee, raconte l'histoire d'Apple en Chine... et cela illustre parfaitement une autre montée des eaux. D'abord, quelques milliers d'ouvriers formés. Puis des dizaines de milliers. Puis des millions. Aujourd'hui : 28 millions de travailleurs chinois ont été formés par Apple. Plus que toute la population active de la Californie. A faire quoi ? A concevoir et produire des produits concurrents à bas cout.  En 2010, Apple contrôlait encore sa chaîne. En 2020, 90% de sa production dépendait de la Chine. Demain ? 

Mais cela ne se cantonne pas à Apple. Le mouvement est le même partout. On a délocalisé la production. Puis la R&D. Puis les brevets. Puis le contrôle. L'Europe se réveille submergée : elle importe ses puces, ses écrans, ses batteries. Ses clouds et ses algorithmes sont pour le moment américains, mais ils pourraient être bientôt chinois si nous ne réagissons pas.

Nous avons construit notre propre cage. Et nous l'avons dorée pour qu'elle soit plus confortable.
 


Face au déluge, les mythes nous enseignent une leçon : celui qui survit est celui qui a anticipé. 

 

Protégez votre cerveau

Le premier réflexe face à la vague est souvent la fuite. Déconnexion totale. Retour à la bougie. C'est une erreur. On ne combat pas un tsunami en lui tournant le dos. On apprend à surfer.

D'abord, créer des digues mentales. Des zones de décompression cognitive. Des moments sans écran, sans notification. Le cerveau a besoin de ces pauses pour consolider, trier, créer. Les neurosciences le confirment : l'ennui est le terreau de la créativité. Retrouvez-le.

Ensuite, se former intelligemment. En développant une compréhension profonde de ce qui arrive. Apprendre à prompter une IA sera bientôt aussi fondamental que savoir lire. Le prompt engineering est une nouvelle forme de littératie.

Enfin, l'IA nous oblige à redevenir irremplaçablement humain.

Il va nous falloir apprendre à cultiver systématiquement l'irremplaçable. Qu'est-ce qu'une machine ne pourra jamais faire à votre place ? L'empathie profonde, pas celle que simulent les réseaux de neurones. La capacité devant les dilemmes à faire des choix et les assumer. L'humour qui désarme les tensions. Le charisme et l'incarnation d'une parole forte et authentique devant une audience. Voilà quelques atouts. Développez-les.
 

Transformez votre entreprise 

Les entreprises face à l'IA ressemblent aux dinosaures face à la météorite. Certaines regardent le ciel en se demandant d'où vient cette lumière. D'autres ont déjà commencé leur mutation.

Les organisations qui survivront sont celles qui repensent leur ADN. J'ai choisi d'appeler ça devenir une entreprise symbiotique. Mais peu importe le terme. Disons : une fusion intelligente entre capacités humaines et puissance machine.

Dans mes interventions en entreprise, je répète ce message : placez l'IA au cœur de votre modèle, c'est vous donner toutes les chances de prospérer.

Trois piliers pour cette transformation :

- Premier pilier : former massivement. Mais attention, L’IA c'est une culture. Transformez chaque collaborateur en pilote d'IA.

- Deuxième pilier : exploiter vos données. Les entreprises passent des années à structurer parfaitement leurs données dans l'espoir de les exploiter "un jour". Ce jour n'arrive jamais. L'IA moderne digère le chaos. Elle trouve des patterns dans le désordre. Commencez à faire analyser vos données par l'IA.

- Troisième pilier : documenter vos processus pour les transposer. Chaque expertise métier peut devenir un agent intelligent. Mais il faut d'abord la capturer. Les meilleurs experts de votre entreprise ont 30 ans d'expérience dans la tête. Vous avez 5 ans, pour encoder cette expérience dans une IA. 

Le rôle des managers changera alors radicalement. Ils ne seront plus des chefs qui distribuent les tâches. Ils deviendront des sherpas de la transformation continue. Leur mission : identifier ce qui peut être automatisé, préserver ce qui doit rester humain, orchestrer la collaboration entre les deux. 
 

Faisons émerger de nouveaux leaders

L'urgence est absolue. Chaque jour perdu creuse l'écart. Il nous faut une mobilisation à tous les niveaux. Les familles doivent éduquer au numérique comme on éduquait à la lecture. Les entreprises doivent devenir des acteurs de leur transformation. Les collectivités, les villages, les mairies doivent déployer des programmes. Les états européens doivent s'allier au-delà des égoïsmes nationaux.

Pour cela nous avons besoin de nouveaux leaders. Ces leaders existent. Ce sont nos Uta-napishtim modernes.
 

La symbiose comme issue

Nous voici donc au creux de la vague. Le déluge technologique est une certitude. Les seules questions qui restent : quelle sera sa hauteur ? À quelle vitesse déferlera-t-il ? Et surtout : qu'allons-nous faire ?

L'histoire nous enseigne que les civilisations ne meurent pas d'un excès de problèmes. Elles meurent d'un déficit de solutions. Rome n'est pas tombée parce que les barbares étaient trop forts, mais parce que les Romains avaient cessé d'inventer.

Aujourd'hui, nous avons encore le choix. Nous pouvons subir le déluge en victimes. Ou nous pouvons apprendre à naviguer ces nouvelles eaux. L'IA est un changement de paradigme. Elle nous force à redéfinir ce que signifie être humain, travailler, créer, décider, vivre ensemble.

Cette transformation ne sera ni facile ni indolore. Des métiers vont disparaître. Des compétences devenir caduques. Des certitudes s'effondrer. Mais c'est le prix de toute renaissance. La chenille doit accepter de se liquéfier dans la chrysalide pour devenir papillon.

La bonne nouvelle ? Il est encore temps. À condition de commencer maintenant. Maintenant.
N'essayons pas de construire des digues pour arrêter le tsunami. C'est impossible et inutile. Apprenons à respirer sous l'eau.