Célébrer le Réel

James Turrell – installations lumineuses

Nous vivons un moment étrange. Un moment où, pour emprunter une image houellebecquienne, la carte dévore le territoire. Où la représentation du monde finit par l’emporter sur le monde lui-même.

La semaine dernière, nous avons franchi une étape. OpenAI a lancé Sora, un outil de génération vidéo d’un réalisme troublant. En quelques secondes, chacun peut créer des deepfakes de soi, ou des autres, et les partager sur un nouveau réseau social dédié. Votre double numérique peut désormais être inséré par n’importe qui dans des vidéos qui ne vous appartiennent plus. Sora n’enregistre plus le réel : il l’invente. Nous sommes passés du « regarde où je suis » au « regarde ce que j’imagine ». Demain, les influenceurs seront entièrement numériques. Après les lunettes de réalité augmentée, viendront peut-être les implants cérébraux. Nous bâtissons des mondes sur mesure, des bulles sensorielles calibrées à nos désirs, où la réalité partagée s’effrite au profit de réalités privées. Créativement, c’est une prouesse. Socialement, c’est un effondrement.

Ce glissement n’est pas anecdotique. Il a contaminé tous les champs de la société. Trump a transformé la politique en spectacle permanent : les faits ne comptent plus, il ne cache pas le réel, il le submerge. Poutine, lui, fabrique des réalités parallèles à la chaîne : pour chaque fait, dix contre-récits. Il ne combat pas le réel, il le fragmente. Musk érige la promesse impossible en stratégie commerciale, persuadé que la technologie finira par le transcender. Partout, le récit a pris le pouvoir sur le fait.

Sauf que le Réel résiste. Le Réel, c’est ce qui existe et persiste indépendamment de nos désirs. Ce qui s’impose, même quand on le nie. Le glissement commence avec la réalité, qui est le résidu du Réel que nous percevons, filtré par nos sens, nos cultures, nos biais. Dans Nexus, Yuval Harari distingue d’ailleurs trois types de réalités :

  • la réalité objective, indépendante de toute croyance (la gravité, par exemple) ;

  • la réalité subjective, propre à chacun (nos rêves, nos peurs, nos émotions) ;

  • et la réalité intersubjective, celle que nous partageons à travers des récits communs (les lois, les monnaies, les nations).

Le problème vient du fait que celui qui raconte l’histoire la plus simple, la plus émotionnelle et la plus répétée finit par imposer sa réalité, même si elle contredit les faits. Les réalités intersubjectives ont supplanté la réalité objective. Notre époque a érigé les réalités subjectives en citadelles. Depuis Internet et les réseaux sociaux les fictions collectives ont acquis un pouvoir de réplication et de contamination sans précédent au point d’abattre notre perception commune du monde objectif. À mesure que notre puissance technologique a grandi, nos fictions partagées sont devenu plus puissantes, plus virales, plus dangereuses. Jusqu’à menacer l’idée même qu’il existe un réel objectif, vérifiable, commun. Tout est devenu récit, il n’y a plus de débat, seulement des tribus narratives qui s’affrontent. Nous y sommes.

Gérald Bronner parle aussi de cette mutation dans À l’assaut du réel.
L’humain, ce singe magicien, n’a jamais cessé de vouloir plier le monde à sa volonté. C’est cette pulsion d’imagination qui a fait notre grandeur.
Mais aujourd’hui, cette puissance créatrice dispose d’outils démesurés.

Dans Le monde qui vient en 33 questions (2019), j’écrivais déjà que notre époque nous oblige à réagir. À devenir des Sentinelles du Réel. Non pas des gardiens nostalgiques, mais des veilleurs lucides, conscients du glissement vers un monde où chacun fabrique sa réalité sur mesure. Les Sentinelles du Réel sont ces femmes et ces hommes (de bonne volonté) qui résistent à l’assaut. Ce sont les scientifiques, qui font de la compréhension du monde leur mission, les ingénieurs de cohésion, face aux ingénieurs du chaos, qui célèbrent ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise. A ce sujet, écoutez le podcast TED en français enregistré cette semaine avec Mathieu Lefevre, fondateur de More in Common, cette ONG qui travaille avec les médias, les entreprises, les syndicats, pour restaurer le socle commun de notre réalité partagée (cf ci-dessous).

Et puis, il y a celles et ceux dont le métier impose une confrontation quotidienne avec ce qui résiste : les soignants, les pompiers, les agriculteurs, les enseignants… On ne narrativise pas une infection, on ne pitche pas un incendie qui ravage un bâtiment, on ne markete pas une récolte détruite…

Ces femmes et ces hommes sont nos véritables sentinelles. Non parce qu’ils seraient moralement supérieurs, mais parce que leur vocation les force à l’humilité. Ils ne peuvent pas plier le réel à leurs désirs. Ils nous rappellent une vérité essentielle : le Réel n’est pas une option. On ne peut pas tout “disrupter” selon nos désirs. Certaines choses sont. Et c’est ainsi.

Il nous faut protéger ces sentinelles. C’est la seule manière de célébrer le Réel. Car sans elles, il n’y a plus de commun. Et sans commun, il n’y a plus de société.

Jean-François Millet – L’Angélus


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