Chaos, mode d'emploi (par l'inventeur de TED)
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un curieux compulsif essayant, par-dessus tout, de comprendre les rouages qui font tourner le monde. J’ai grandi avec l’idée que le monde était un mécanisme et qu’il suffisait d’apprendre à le démonter pour ne plus en avoir peur. Le monde, pour moi, était démontable. De mes lectures d’enfance, j’ai gardé un souvenir ému de la collection Comment ça marche. En vrac, je me souviens de l’encyclopédie Universalis, de La Planète Océan du commandant Cousteau, de Pif Gadget chaque semaine (dont le seul intérêt était le montage du gadget en kit), puis du kit de dissection et de la première grenouille épinglée sur la planche en plastique, du carnet à la main pour noter chaque organe découvert… Plus tard encore, de l’abonnement à Sciences & Vie.
Bref : tenter de tout comprendre, tout décomposer, puis être capable de recomposer, pièce par pièce, chaque mécanisme, pour être sûr de bien saisir comment, autour de moi, les choses fonctionnent. Pas si matheux que ça, ni littéraire d’ailleurs : j’étais surtout fasciné par le “comment” : la physique et la biologie.
Une des fiertés de la famille (je crois que c’est encore le cas), a été mon passage du Concours Général de Physique au Lycée Lyautey de Casablanca, avec une note très honorable. Rien d’étonnant, quelques années plus tard, à voir mon parcours : Bac C, Sup/Spé (option P, Physique-Chimie), puis, dans les années 90, un saut presque naturel dans l’univers des systèmes d’information et, en particulier, du traitement de l’information. Apprendre à la stocker, la classer, la présenter, la restituer. Disséquer la complexité et la rendre compréhensible, transmissible.
Mon stage de fin d’étude, au laboratoire de recherche de Thomson-CSF, en 1996, avait pour objet l’application de cette nouvelle discipline (le web émergeait dans les usages grand public) au secteur de la défense : un système de traitement et d’affichage d’informations multimédia, dans un casque de réalité augmentée, à destination de démineurs.
Que de buzz words, surtout en 96 ! Tout y était déjà : commande vocale, affichage de données en superposition sur un objet réel, au travers de lunettes qui pesaient pas loin de 5 kg à l’époque. Le moteur de rendu tournait sur un dérivé du premier navigateur web de l’Histoire : Mosaic. Et ce que je préférais, surtout : faire les démos, hyper-scriptées, aux visiteurs du labo. Des talks avant l’heure.
Je le dis souvent : on croit que nos trajectoires sont faites de choix rationnels. En réalité, elles sont faites de répétitions. Je répétais déjà la même chose : prendre quelque chose de complexe… et le rendre compréhensible pour quelqu’un d’autre. Comme souvent, ce n’est qu’après coup que les points se connectent.
Pourquoi je vous raconte tout cela ? À cause d’un livre. Un pavé qui trône à côté de mon bureau depuis des années. Il trône. Littéralement. Un pavé. Un objet. Un truc qu’on ne “lit” pas mais qu’on fréquente. Un livre que je n’ai jamais réussi à finir : c’est impossible. Un livre dont l’auteur a, littéralement, changé ma vie. Un livre-objet dont la promesse résume non seulement ma démarche depuis tout gamin, mais bien au-delà, d’une certaine manière, l’époque.
Ce livre, c’est UnderstandingUnderstanding de Richard Saul Wurman, designer de génie, inventeur du terme “architecture de l’information”, et créateur des conférences TED. J’ai rencontré Richard à plusieurs reprises. Je l’ai même reçu sur scène en 2019. C’est un génie : un génie fou, ingérable, parfois incompréhensible. Il y a des rencontres comme celle-là qui donnent du sens à un parcours et l’accélèrent de manière inattendue.
UnderstandingUnderstanding est un trésor. Ce n’est pas un manuel d’instruction : c’est une célébration de l’intelligence. C’est un livre "à picorer". Une structure non-linéaire conçue comme une expérience de compréhension, comme un TED, ou comme une conversation lors d’un dîner mondain où l’on passe d’un sujet à l’autre. On ne peut pas finir ce livre, ni même le lire dans l’ordre, de la première à la dernière page. C’est un objet étrangement chaotique. Il rassemble les réflexions de dizaines de “mentors” et de penseurs (designers, architectes, scientifiques) qui partagent leurs propres chemins vers la compréhension de leur monde. Il tente de nous apporter des clés, on ne peut plus actuelles, face à ce que Richard appelle l’“Information Anxiety”. Pour lui, ce n’est pas la quantité de données qui nous stresse, mais l’écart entre ce que nous comprenons et ce que nous pensons devoir comprendre. Le livre propose des outils pour réduire ce “trou noir”, en se concentrant sur ce qui est pertinent pour chacun, en commençant par l’aveu de notre propre ignorance (un autre écho aux propos d’une de mes figures tutélaires : Etienne Klein, « Je ne sais pas » comme point de départ de toute connaissance).
Richard nous invite à adopter une posture de curiosité radicale : "Être la personne la plus bête de la pièce" : si l’on prétend comprendre pour ne pas paraître idiot, on bloque tout apprentissage réel. Aller à la recherche de ce qui nous “informe” réellement, c’est-à-dire ce qui crée un changement dans notre compréhension.
Si on devait réduire le message de Richard en quelques phrases, on peut se concentrer sur un exercice que je pratique souvent pour éclairer des zones aveugles face à un problème : ordonner les informations de différentes manières, afin de détecter d’autres angles de compréhension. L’exercice part d’un principe radical : malgré l’infinité des données, il n’existe que cinq façons de les organiser. Richard les résume dans l’acronyme LATCH :
L (Lieu) : Organiser par espace géographique ou spatial (ex : un plan de métro).
A (Alphabet) : Pour les grands ensembles de données sans relation intrinsèque (ex : un dictionnaire).
T (Temps) : Organiser par chronologie ou séquence (ex : une frise historique).
C (Catégorie) : Regrouper par similarité de nature (ex : les rayons d’un supermarché).
H (Hiérarchie) : Classer par magnitude ou valeur (ex : du plus cher au moins cher, du plus petit au plus grand).
Il ne s’agit pas seulement de “ranger” des données, mais d’extraire du sens de ces données en les organisant de ces 5 manières différentes. Richard part d’un postulat : l’information, en soi, n’existe pas. Il n’y a que des données brutes et c’est l’organisation que nous leur imposons qui crée la compréhension. Autrement dit, la donnée est un “bruit”. Pour qu’elle devienne information, elle doit être contextualisée.
Ensuite, cela révèle des angles morts par le changement de perspective.
Le pouvoir de LATCH, c’est de basculer d’un mode à l’autre. Chaque lettre révèle une facette différente du même sujet. Changer de structure permet de découvrir des relations ou des motifs que vous n’aviez pas vus initialement.
Cette approche réduit la charge cognitive face à une masse de données. Si la masse est infinie, les façons de l’organiser, elles, sont finies. Cinq options. Savoir qu’il n’existe que cinq options réduit l’anxiété face à la complexité. Au lieu de chercher une structure “magique”, vous choisissez dans un menu fixe. Cela libère votre cerveau de la panique organisationnelle, pour se concentrer sur le contenu lui-même.
Je n’ai jamais fini UnderstandingUnderstanding. Je ne le finirai probablement jamais. Et c’est peut-être ça, le message. Un livre sur la compréhension qui refuse d’être compris en entier. Un objet qui vous force à picorer, à sauter, à revenir. À accepter que tout ne sera jamais ordonné.
Richard a 90 ans cette année. Je me demande parfois s’il a lui-même fini de comprendre son propre livre. Je parierais que non et que c’est précisément ce qui le rend génial. Je sais qu’il me lit parfois : c’est aussi pour lui que je traduis toutes mes chroniques (https://substack.com/@mikiane)
La prochaine fois que vous vous sentirez submergé par le chaos et l’incompréhension, souvenez-vous : il n’existe que cinq façons de l’organiser. Mais comprendre, vraiment comprendre, c’est accepter, qu’on n’aura jamais fini.
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