Écrire avec la machine, penser sans elle
Mythe de Theuth : mémoire et écriture
Les grands mythes nous aident à mieux appréhender les transformations que nous vivons au présent. Il y en a un qui, me semble-t-il, éclaire ce que nous vivons avec la généralisation de l'IA comme machine à penser.
Platon nous raconte que Theuth présente ses inventions au roi Thamous afin qu'il les offre aux Égyptiens. Lorsqu'il en vient à l'écriture, il déclare :
« Cette science, ô roi, rendra les Égyptiens plus savants et leur mémoire plus forte ; car c'est un remède à la mémoire et à la sagesse que j'ai découvert. »
Mais Thamous lui répond :
« Tu es l'inventeur de cet art, Theuth, et, par affection pour ton œuvre, tu lui attribues des effets contraires à ceux qu'il produira. Car c'est l'oubli qu'elle engendrera dans l'âme de ceux qui la pratiqueront, par négligence de la mémoire. Se fiant à l'écriture, ils rappelleront les choses non par eux-mêmes, mais du dehors, au moyen de signes étrangers. »
Pour Platon l'écriture fixe la pensée, la déracine de son contexte, elle diminue nos compétences cognitives. Et pourtant. L'écriture a non seulement survécu, mais mieux, elle a permis la construction d'un réseau de savoirs. Elle a démocratisé la connaissance bien au-delà de ce qu’il aurait imaginé. Elle a permis le progrès scientifique, technique et la prospérité moderne dont nous profitons de plus en plus depuis des siècles.
Sam Altman, Demis Hassabis, Dario Amodei sont les Theuth contemporains. Ils présentent leurs nouvelles inventions, la machine à penser. Et nous sommes les Thamous. On pressent le piège. Le vide qu'elle engendrera dans l'esprit de ceux qui l'utiliseront.
En effet, nous sommes face à une nouvelle forme d'externalisation. Pas celle de la mémoire cette fois, mais celle du raisonnement lui-même.
L'IA promet l'immédiateté. Et nous cédons à cette tentation. Mais le prix à payer, c'est d'abandonner le processus de pensée (se tromper, hésiter, reformuler, pester, douter…). Si nous nous habituons à la réponse instantanée, nous perdons la compétence à habiter la pensée.
Avant d'écrire, d'inventer ou de créer, il y a toujours un moment de silence, d'absence de réponse. Une page blanche. L'IA comble ce vide. Or c'est précisément dans ce vide que naît l'imaginaire. Si l'IA pense à notre place, nous cessons d'exercer le muscle de la réflexion.
On pourrait donc être tenté par la radicalité du refus de l'IA. Comme Platon le fait avec l'écriture. Mais ce serait confondre deux choses. Écrire et Rédiger.
Rédiger, c'est mettre en forme. C'est traduire une pensée déjà constituée en phrases grammaticalement correctes, lisibles, fluides.
Écrire, c'est d'abord penser. C'est structurer le chaos mental. C'est découvrir ce qu'on veut dire en le disant. C'est affiner, rectifier, douter. C'est un processus de construction de soi autant que de construction du texte.
Si nous déléguons la rédaction à une machine, cela peut être une aide précieuse. Mais si nous déléguons l'écriture, c'est-à-dire l'acte même de penser par les mots, alors nous perdons bien plus qu'un outil : nous perdons une substance.
Evidemment, je m’interroge depuis des années sur cette question, vous le savez en me lisant ici ou ailleurs. J’en ai tiré une pratique de l’écriture nouvelle. Qui ne refuse pas l’usage de l’IA mais qui la limite à certaines tâches. Pour vous en parler je vous révèle donc ici mon processus d'écriture avec la machine. C'est un processus hybride qui me permet de tirer le meilleur de l’IA sans, je l'espère, perdre la compétence réflexive, celle qui nécessite la lenteur, l'exercice de pensée tout au long du processus. En somme, j'en avais déjà parlé, faire de l'IA un sparring partner plutôt qu'une béquille. L'enjeu n'est pas de refuser l'IA. L'enjeu est de refuser la paresse. En effet, les LLM répondent à notre tentation de la facilité. Notre cerveau est friand des raccourcis et du moindre effort. Mais si nous cédons systématiquement, nous ne perdons pas seulement une compétence technique. Nous perdons notre capacité à habiter nos propres pensées.
Il y a quelque chose de profondément contre-culturel dans la démarche. À l'ère de l'optimisation, de la productivité, je plaide pour la réintroduction de la lenteur. En l'occurrence, de la lenteur réflexive. Ce n'est pas un plaidoyer nostalgique. Ce n'est pas un refus luddiste de la technologie. C'est au contraire un appel à un usage mature de l'IA : un usage qui préserve ce qui fait de nous des êtres pensants.
J'applique donc 3 principes :
Je ne délègue jamais la pensée initiale
Le vide créatif, l'accumulation d'idées, la structuration logique : c'est là que se joue l'essentiel. Si je commence par demander à l'IA « écris-moi un texte sur… », j'ai déjà perdu. Je deviens curateur au lieu d'être créateur.
J'utilise l'IA comme adversaire, pas comme serviteur
L'IA est meilleure lorsqu'elle me contredit que lorsqu'elle m'obéit. Je ne veux pas qu'elle me dise ce que je veux entendre. Je veux qu'elle me force à affiner, à justifier, à approfondir. C'est une dialectique platonicienne.
Je reviens toujours au texte, mot à mot, que je corrige manuellement
Si je ne relis pas, si je ne corrige pas, si je ne m'approprie pas chaque phrase, alors le texte ne m'appartient pas. Il devient un produit industriel. Lisse. Sans aspérité. Le style s'exerce ici dans l'effort de correction. C'est la trace de ma présence dans chaque virgule.
Pour détailler la démarche, voici mon processus d'écriture en 10 étapes :
1/ SANS IA : accumulation d'idées sur une note structurée (bullet-points)
C'est le moment du chaos créatif. Je note tout. Vrac. Connexions floues. Intuitions. Basé sur mes réflexions ou mémoire de lectures, soigneusement notées sur un bloc-note tout au long de la semaine.
2/ SANS IA : structuration logique
Je relie. J'ordonne. Je choisis l'armature : démonstration, exemples, anecdote, message conclusif.
3/ AVEC IA (avec GPT-5 Thinking ou pro) : challenge de la structure
L'IA devient contradicteur. Elle identifie les faiblesses d'argumentation, propose des angles morts, des arguments complémentaires. Je ne lui demande pas d'écrire, mais de **penser contre moi**.
4/ SANS IA : correction de la structure
Je reprends le contrôle. J'intègre. Ou je résiste. C'est moi qui décide.
5/ AVEC IA (Claude : en utilisant un agent qui connaît mon style) : première rédaction du texte à partir de la structure
Ici, je délègue la mise en forme initiale. Claude génère un draft. C'est un gain de temps considérable. Mais ce n'est qu'un squelette habillé.
6/ SANS IA : correction des erreurs de forme et de fond, mot à mot
Je relis. Je corrige. Je supprime les formulations mécaniques, les tics de langage de l'IA. Je réinjecte du vivant. C'est le moment où le texte redevient mien.
7/ AVEC IA (Claude) : proposition de titres, résumés et punchlines
L'IA est excellente pour générer des variations. Je lui demande 20 titres. 10 punchlines.
8/ SANS IA : sélection et adaptation
Je choisis. J'adapte. Je tords. C'est mon goût, mon jugement qui s'expriment.
9/ AVEC IA (GPT-5 ou 4o - agent spécifique) : lissage orthographique sans modification de fond et de forme
Dernière passe technique. Relecture froide. Corrections.
10/ SANS IA : publication
Je valide. J'assume. C'est moi qui appuie sur le bouton. Évidemment, ce processus n'est pas une recette universelle, mais il répond à ma propre crainte : rester auteur mais tirer le meilleur de la machine.
Voilà donc ma méthode. Et vous ? Quelle est la vôtre ?
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